Chapitre 1

Je déteste devoir m’habiller comme un homme.

La chemise en coton est trop large, la culotte trop grande, les bottes trop inconfortables. Mes cheveux sont noués en chignon au sommet de mon crâne, sous un petit chapeau de marin. Mon épée reste fermement attachée sur le côté gauche de ma taille, et je garde à ma droite un pistolet qui n’a jamais servi.

Tenue gênante qui pend partout où il ne faut pas. Et cette odeur ! À croire que les hommes n’ont jamais rien fait d’autre que se rouler dans les boyaux de poissons morts tout en enduisant leurs manches de leurs propres excréments. Mais peut-être que je ne devrais pas me plaindre ainsi.

Ces précautions sont nécessaires quand on est attaqué par des pirates.

Nous sommes moins nombreux. Moins armés. Sept de mes hommes gisent sur le dos, morts. Deux autres ont sauté par-dessus bord dès qu’ils ont aperçu le drapeau noir du Night Farer à l’horizon.

Des déserteurs. La plus lâche des saletés. Ils méritent ce que le destin leur inflige. Qu’ils s’éreintent et se noient, ou se laissent avaler par la vie sous-marine !

Vibrations d’acier dans les airs, secousses du bateau aux explosions des canons. Nous ne tiendrons pas longtemps.

– Encore deux morts, capitaine, annonce Mandsy en passant une tête par la trappe.

Elle est provisoirement mon quartier-maître.

– Je devrais être là-haut, dis-je, à leur enfoncer l’acier entre les côtes, au lieu de me cacher comme un moussaillon sans défense.

– Un peu de patience, me rappelle-t-elle. Si l’on veut survivre à ça, nous ne devons pas bouger.

Je n’en reviens pas :

– Survivre ?

– Je vais reformuler. Si l’on veut vaincre, nous ne devons pas être aperçues en train de faire d’impressionnantes démonstrations à l’épée !

– Mais peut-être que si j’en tuais quelques-uns… dis-je, plutôt pour moi-même.

– Vous savez qu’on ne peut pas prendre ce risque. Ils ont plus d’hommes que jamais à bord. Je crois qu’ils se dirigent par ici.

Enfin.

– Donne-leur l’ordre de se rendre.

– À vos ordres, capitaine !

Elle remonte les marches qui mènent au pont au moment où j’ajoute :

– Et ne te fais pas tuer !

Elle hoche la tête avant de franchir la trappe.

Ne te fais pas tuer, je répète mentalement. Mandsy est l’une des trois seules personnes en qui j’ai confiance sur ce bateau. C’est une fille brillante, optimiste – l’être doué de raison dont j’avais désespérément besoin pour notre voyage. Elle s’est portée volontaire pour venir, avec deux autres filles de mon équipage habituel. Je n’aurais pas dû les laisser me rejoindre, mais j’avais besoin de leur aide pour garder à l’œil ces hommes incompétents. Ces dernières semaines, la vie aurait été tellement plus facile si j’avais eu mon équipage sur cette opération.

– Baissez les armes !

C’est à peine si je perçois son cri à travers les bruits de bataille. Et puis les choses se calment. Les lames claquent presque instantanément sur le pont de bois. Les pirates qui sont sous mon commandement devaient attendre cet ordre. L’espérer. Si je n’avais pas prescrit la reddition, peut-être se seraient-ils rendus de leur propre chef. Cet équipage n’a décidément rien de courageux.

Je grimpe l’escalier, m’arrête sur le pont inférieur où personne ne peut me voir. Je vais jouer le rôle de l’inoffensif moussaillon. Si ces gens découvraient qui je suis vraiment…

– Vérifiez sur le pont inférieur que personne ne s’y cache.

C’est l’un des pirates. Je ne le vois pas depuis ma cachette, mais s’il donne des ordres, il s’agit soit du second, soit du capitaine.

Je me crispe, même si je sais ce qui va se passer.

La trappe se soulève, laissant apparaître un visage hideux avec une barbe ébouriffée, des dents jaunes et un nez cassé. Des bras charnus me saisissent brutalement, me hissent hors de l’échelle pour me jeter sur le pont.

Par miracle, je ne perds pas mon chapeau.

– En rangs !

Je me lève tandis que mes armes me sont arrachées par l’horrible pirate. Son pied me rentre dans le dos et il me force à m’agenouiller, parmi mes hommes. Je regarde la rangée et me détends quand je vois Mandsy. Sorinda et Zimah sont également indemnes. Bon. Mes filles sont en sécurité. Au diable le reste de l’équipage.

Je prends le temps d’observer le pirate en train de brailler ses ordres. Il est jeune, n’a peut-être même pas vingt ans. Bizarre. En général ce ne sont pas les jeunes qui donnent des ordres, particulièrement dans ce genre d’équipage. La victoire fait briller ses yeux, il semble sûr de lui. Il doit mesurer une tête de plus que moi, avec des cheveux brun foncé, un visage assez agréable à regarder, ce qui ne me fait ni chaud ni froid sachant qu’il appartient à ce satané équipage. Il remarque Mandsy dans la file. Son chapeau est tombé, révélant ses longs cheveux bruns et son joli visage. Il lui décoche un clin d’œil.

L’un dans l’autre, je dirais que ce n’est qu’un salopard prétentieux.

Avec mon équipage, nous attendons la suite en silence. La fumée des coups de canon nous enveloppe. Les débris se dispersent autour du navire. L’odeur de la poudre se répand dans l’air et me gratte le fond de la gorge.

Des pas résonnent à l’arrivée d’un homme sur la passerelle qui relie les deux navires. Sa tête penchée vers le bas disparaît sous un chapeau noir orné d’un panache blanc.

– Capitaine, annonce le pirate, les hommes du navire sont devant toi.

– Bien, Riden. Espérons juste que ce ne soit pas tous des hommes.

Quelques-uns ricanent. Certains membres de mon équipage me jettent un regard anxieux.

Les imbéciles ! Ils me trahissent trop facilement.

– J’ai repéré trois jeunes filles jusqu’ici, mais aucune rousse.

– Écoutez-moi ! lance le capitaine.

Quand il lève la tête, nous l’apercevons pour la première fois.

Il n’est pas beaucoup plus âgé que son arrogant second. J’examine lentement le visage de chacun des pirates. Nombre d’entre eux n’ont même pas de poil au menton. C’est un équipage étrangement jeune. J’avais entendu dire que le Night Farer n’était plus sous le commandement du seigneur des pirates, Lord Jeskor, qu’un jeune capitaine lui avait succédé, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit de même pour toute sa troupe.

– Vous avez tous entendu parler de Jeskor le Coupeur de têtes, continue le jeune capitaine. Je suis son fils, Draxen. Et vous constaterez vite que ma réputation sera bien pire que la sienne.

Je ne peux m’en empêcher. J’éclate de rire. Croit-il vraiment faire sa propre renommée en déclarant simplement aux autres à quel point il est redoutable ?

– Kearan ! reprend le capitaine avec un signe de tête vers l’homme derrière moi.

Ce dernier me frappe le crâne de la pointe de son épée. Pas assez fort pour m’assommer, mais ça fait déjà très mal.

Ça suffit ! me dis-je. Les mises en garde de Mandsy sont loin de mon esprit, maintenant. J’en ai assez de rester agenouillée par terre comme un domestique. Prenant appui sur le pont de bois, j’étire les jambes en arrière, accroche des pieds les talons du sale pirate qui vient de m’agresser. D’un coup sec, Kearan bascule vers l’arrière. Je me redresse rapidement, fais volte-face, récupère mes armes avant qu’il ne retombe sur ses pieds.

Je pointe mon pistolet sur le visage de Draxen :

– Quittez ce navire et emmenez votre troupe avec vous.

Derrière moi, j’entends un bruit de bagarre alors que Kearan atterrit par terre. Je rejette les épaules en arrière, heurtant au passage son ventre énorme. Il s’effondre à nouveau au sol au milieu d’une énorme flaque.

Dans le silence qui règne, tout le monde peut entendre le déclic de mon arme.

– Partez, maintenant !

Le capitaine essaie de regarder sous mon chapeau. Je pourrais m’écarter, mais ça m’obligerait à détacher mes yeux des siens.

Soudain retentit un coup de feu, qui m’arrache le pistolet de la main. Il atterrit sur le pont avant de disparaître.

J’aperçois sur la droite le second, Riden, en train de replacer son arme dans son étui, un sourire arrogant aux lèvres. Malgré mon envie de lui sabrer le visage, je dois reconnaître que c’était bien visé.

Ce qui ne me fait pas ravaler ma colère pour autant. Tirant mon épée, je m’adresse au second :

– Vous auriez pu me couper la main.

– Seulement si je l’avais voulu.

C’est là que deux hommes m’attrapent les bras par-derrière.

– J’estime que vous parlez trop pour un moussaillon alors que votre voix n’a pas encore mué. Ôtez-moi ce chapeau.

L’un de mes ravisseurs me l’enlève de la tête, et mes cheveux tombent au milieu de mon dos.

– Princesse Alosa ! constate Draxen. Ainsi vous voilà. Vous êtes plus jeune que je ne l’aurais cru.

Il est le seul à parler. Je n’ai peut-être que dix-sept ans, mais je jurerais sur mon épée que je l’emporterais sur lui dans n’importe quelle forme de joute verbale.

– Je craignais de devoir anéantir ce navire avant de vous trouver, continue-t-il. À présent, vous venez avec nous.

– Vous allez vite apprendre, capitaine, que je ne me laisse pas dicter ma conduite.

L’air irrité, Draxen pose les mains sur sa ceinture avant de se tourner vers le Night Farer tandis que son second ne me quitte pas des yeux, comme s’il s’attendait à une réaction violente.

Certes, c’est bien ce que j’ai l’intention de faire, mais pourquoi s’y attendrait-il déjà ?

Je balance un coup de talon sur le pied d’un des deux pirates qui me tiennent. Il me lâche dans un grognement et j’en profite pour envoyer ma main libre dans la gorge de son comparse. À son tour, celui-ci se met à geindre.

Draxen se rapproche pour vérifier quel coup il a pu subir. Cependant, Riden brandit une autre arme à feu sur moi, l’air toujours aussi amusé. Les pistolets à un coup sont longs à recharger, raison pour laquelle la plupart des hommes en portent au moins deux.

– Je pose mes conditions, capitaine, dis-je alors.

– Vos conditions ? répète-t-il, l’air incrédule.

– Nous allons négocier les termes de ma reddition. D’abord, je veux votre parole que mon équipage sera libéré et indemne.

Détachant la main de sa ceinture, il la pose sur l’un de ses pistolets, le sort, le braque sur l’un de mes hommes et fait feu. Le pirate derrière lui s’écarte pour laisser le corps s’effondrer.

– Cessez de me provoquer, reprend Draxen. Maintenant, vous montez à bord de mon navire.

Apparemment, il tient à prouver sa réputation. Mais s’il croit ainsi m’intimider, il se trompe.

Je brandis de nouveau mon épée, la passe à travers la gorge du pirate en train de récupérer du coup que je lui avais donné.

Riden écarquille les yeux, le capitaine les plisse. Draxen sort une autre arme et tire sur le deuxième de mes hommes, qui s’écroule comme le premier.

J’éventre le pirate le plus proche de moi qui hurle avant de tomber à genoux ; mes bottes ensanglantées laissent maintenant des traces rouges à chacun de mes pas.

– Arrêtez ! crie Riden.

Il se rapproche, le canon pointé sur ma poitrine. Son sourire a disparu.

– Si vous vouliez ma mort, vous m’auriez déjà tuée, dis-je. Puisque vous me préférez vivante, vous allez respecter mes conditions.

En quelques secondes, je désarme Kearan, le pirate qui m’avait attrapée, le fais mettre à genoux, lui tire la tête en arrière, lui plaque ma lame sur le cou. Je tiens sa vie entre mes mains, pourtant, il ne laisse pas échapper la moindre plainte, chose d’autant plus impressionnante qu’il m’a vue tuer deux de ses compagnons de bord. Il sait très bien que je n’éprouverai aucun remords si je dois le supprimer lui aussi.

Devant un troisième membre de mon équipage, Draxen brandit un nouveau pistolet.

Celui de Mandsy.

Je ne laisse pas la peur transparaître sur mon visage. Il doit me croire indifférente. Ça va marcher.

– Pour quelqu’un qui a demandé la sauvegarde de son équipage, lâche Draxen, vous m’avez l’air plutôt insensible à l’idée que je tue vos hommes un par un.

– Pour chaque homme que je perdrai, vous en perdrez un aussi. À partir du moment où vous comptez tous les tuer une fois que je serai à bord, peu importe que j’en perde quelques-uns en négociant la sécurité des autres. Vous avez l’intention de me faire prisonnière, capitaine. Si vous désirez que je monte à bord de votre vaisseau de mon plein gré, vous feriez mieux de tenir compte de ma proposition. Ou préférez-vous vérifier combien d’hommes je pourrai tuer ?

Riden s’approche de son capitaine pour lui murmurer quelque chose à l’oreille et celui-ci crispe la main sur son arme. Je sens les battements de mon cœur s’accélérer. Pas Mandsy. Pas Mandsy. Elle fait partie de mon équipage. Je ne peux pas la laisser mourir.

– Posez vos conditions, princesse !

Il a pratiquement craché mon titre.

– Et plus vite que ça ! ajoute-t-il.

– Mon équipage doit être libéré indemne. Dès lors, je monterai à bord de votre navire sans résistance. En outre, vous emporterez mes accessoires.

– Vos accessoires ?

– Oui, ma garde-robe et mes affaires personnelles.

Il se tourne vers Riden :

– Elle veut ses habits, souffle-t-il, l’air incrédule.

– Je suis une princesse, et j’entends être traitée comme telle.

Le capitaine semble prêt à m’abattre, mais Riden reprend la parole :

– Qu’importe si elle veut se pomponner pour nous tous les jours ? Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai.

De petits rires s’élèvent de l’équipage.

– Très bien, conclut alors Draxen. Ce sera tout, Votre Altesse ?

– Oui.

– Ensuite, ramenez vos chères petites fesses sur le navire. Quant à vous, les hommes, apportez-lui toutes ses affaires. Et vous, l’équipage de la princesse, descendez sur les chaloupes. Je vais couler ce navire. En ramant rapidement, il vous faudra deux jours et demi pour atteindre le port le plus proche. Je vous conseille de vous y mettre avant de mourir de soif. Une fois que vous aurez atteint la côte, vous porterez ma demande de rançon au Roi pirate et l’informerez que je détiens sa fille.

Des deux côtés, les hommes se hâtent d’exécuter les ordres. Le capitaine s’avance, la main tendue pour récupérer mon épée. Je la lui donne à contrecœur. Kearan, le pirate que je menaçais, se relève et s’éloigne de moi aussi vite que possible, mais je n’ai pas le temps d’en sourire car Draxen me gifle la joue gauche.

Tout mon corps en frémit, mes dents m’arrachent la bouche et je crache du sang sur le pont.

– Soyons clairs, Alosa. Vous êtes ma prisonnière. S’il semble que vous ayez appris une chose ou deux en tant que fille du Roi pirate, le fait est que vous resterez la seule femme sur un navire rempli de meurtriers, de brigands et de scélérats qui n’ont plus mis pied à terre depuis des mois. Voyez-vous ce que ça signifie ?

Je crache encore, essaie de chasser ce goût du sang de ma bouche.

– Ça signifie que vos hommes n’ont plus fréquenté de bordel depuis longtemps.

Il sourit :

– Si vous essayez encore de me faire ainsi perdre la face devant ma troupe, il ne me restera qu’à laisser votre cellule ouverte la nuit pour que n’importe qui puisse y entrer, et je m’endormirai bercé par vos cris.

Son sourire se fait diabolique. Je remarque qu’il a une dent en or. Son chapeau coiffe une chevelure noire aux petites boucles éparpillées sur une peau bronzée. Sa veste est un peu trop grande pour lui, comme si elle avait appartenu à quelqu’un d’autre. L’aurait-il récupérée sur le cadavre de son père ?

– Riden ! crie Draxen. Emmène la fille, jette-la au cachot et occupe-toi d’elle.

Occupe-toi d’elle ?

– Volontiers ! répond le pirate.

Il m’attrape brutalement par le bras, à m’en faire presque mal, étonnant contraste avec son expression amusée. Au point que je me demande si mes deux victimes n’étaient pas ses amis. Il me tire vers l’autre navire. Tout en marchant, je regarde mes hommes et mes femmes dériver sur les chaloupes, ramant lentement afin de ne pas s’épuiser trop vite. Mandsy, Sorinda et Zimah vont s’arranger pour changer régulièrement leurs positions afin que chacune puisse se reposer à son tour. Ce sont des filles brillantes.

Alors que les hommes ne valent rien. Mon père les a triés sur le volet. Certains lui doivent de l’argent, d’autres ont été surpris en train de piocher dans le trésor, d’autres ne suivaient pas assez les ordres, d’autres, enfin, n’avaient commis aucune faute si ce n’est d’être ennuyeux. Quoi qu’il en soit, mon père les a rassemblés en un seul équipage, et je n’ai plus eu qu’à y joindre trois filles de mon vaisseau pour m’aider à les tenir à carreau.

À vrai dire, Père craignait que la plupart des hommes ne se fassent tuer une fois que Draxen m’aurait capturée. Heureusement pour eux, j’ai pu sauver la plupart de leurs vies misérables. J’espère qu’il n’en sera pas trop fâché.

Mais peu importe, pour le moment. Ce qui compte, c’est que je me trouve à bord du Night Farer.

Bien sûr, je ne pouvais rendre ma capture trop facile. J’avais un rôle à jouer. Draxen et sa troupe ne doivent se douter de rien.

Ils ne doivent pas savoir que je suis envoyée en mission pour voler leur navire.

Chapitre 2

J’ADORE LES BOTTES DE RIDEN.

Fines et noires, magnifiquement ouvragées avec leurs boucles qui ont l’air en argent massif, leur cuir ferme, elles enserrent parfaitement ses mollets. Ses pas claquent dans un bruit sourd sur le pont. Robuste. Fort. Puissant.

Ce qui ne m’empêche pas de trébucher sans cesse quand il m’entraîne, car les miennes sont trop grandes pour moi. Chaque fois que j’essaie de les rajuster, il tire plus fort sur mon bras, au point que je me rattrape de justesse à plusieurs reprises.

– Tenez-vous, jeune fille ! raille-t-il.

Il sait très bien que j’en suis incapable. Finalement, je lui tape sur le pied.

Il grogne, mais ne me lâche pas pour autant. C’est déjà ça. Je m’attendais à ce qu’il me frappe comme Draxen, mais non. Il essaie juste de m’entraîner d’un pas plus alerte. Bien entendu, je pourrais me dégager sans peine si je le désirais. Mais il ne faut pas que je paraisse trop habile, surtout devant le second. Et les pirates vont devoir s’occuper de moi après mon retour sur l’autre vaisseau.

Celui-ci est désert, à part nous deux. Tous les hommes de Draxen sont sur mon bateau, occupés à le vider de tout ce qui semble avoir de la valeur. Père m’a donné assez de menue monnaie pour rendre les pirates heureux sans trop les enrichir. Si on m’avait trouvée en train de voyager sans argent, Draxen se serait méfié.

Riden me pousse vers la droite où nous faisons face à un escalier qui descend vers le pont inférieur. À deux reprises, je rate une marche et manque tomber. Chaque fois, Riden me rattrape, mais continue de me retenir d’une main trop ferme. J’aurai sûrement un bleu demain, et ça m’énerve.

Raison pour laquelle, à trois marches du fond, je le fais trébucher.

Visiblement, il ne s’y attendait pas. Il tombe, sauf que je n’avais pas prévu qu’il me tienne toujours aussi fort, si bien qu’il m’entraîne avec lui.

L’impact est douloureux.

Riden se relève vite et m’emmène, me pousse dans un coin d’où je ne peux sortir, promène sur moi ses grands yeux noirs, me dévisageant de la tête aux pieds. Je dois représenter quelque chose de nouveau, sans doute un projet. Une mission ordonnée par son capitaine. Il est censé apprendre la meilleure façon de traiter avec moi.

Tandis qu’il me regarde, je me demande ce qu’il retient de mon visage et de mon attitude. Je dois jouer le rôle d’une prisonnière affligée, exaspérée, mais, même en jouant la comédie à fond, certains aspects de mon vrai moi peuvent passer entre les mailles du filet. L’important reste de contrôler quel trait de ma personnalité je le laisserai voir. Pour l’instant, c’est mon entêtement et ma colère. Inutile de faire semblant.

À l’entendre, il a dû en tirer quelques conclusions :

– Vous vous êtes dite prête à vous rendre. Apparemment, vous n’attachez pas une grande importance à votre parole.

– Pas vraiment. Si vous m’aviez laissé une chance au lieu de me blesser le bras, vos genoux ne vous feraient pas si mal.

Il ne répond pas, mais une lueur amusée éclaire ses yeux. Au bout d’un certain temps, il tend le bras en direction du cachot, tel un cavalier devant une piste de danse.

Tandis que j’avance sans l’attendre, il lâche derrière moi :

– Jeune fille, vous avez un visage d’ange, mais une langue de vipère.

Sur le coup, j’ai envie de lui mettre une gifle, mais je parviens à me retenir. J’aurai mille autres occasions de lui taper dessus une fois que j’aurai obtenu ce qui m’amène ici.

En m’approchant des cellules, je les examine l’une après l’autre, afin de choisir la plus propre. En fait, elles sont toutes semblables, mais j’essaie de me convaincre que la substance sombre au fond de la mienne n’est que de la poussière.

Au moins ont-elles toutes une table et une chaise. J’aurai de la place pour poser mes affaires. Je ne doute pas un instant que le capitaine tiendra parole. Il est préférable pour tout capitaine pirate de se montrer honnête envers ses congénères, quitte à risquer de se faire tuer en plein sommeil. Aucun accord, aucune négociation ne seraient possibles entre des seigneurs rivaux sans un semblant de confiance. Chose encore nouvelle pour la plupart des pirates. C’est mon père qui a introduit le concept d’honnêteté dans leur répertoire. Tous ceux qui veulent survivre sous ce nouveau régime doivent l’adopter. Quiconque se montrerait malhonnête dans ses affaires se verrait rapidement éliminé par le Roi pirate.

J’inspecte le siège. Tout semble trop sale à mon goût, mais je vais devoir m’en contenter. J’ôte ma grande veste de cuir brun pour l’étaler sur le bois. Maintenant, je vais pouvoir m’asseoir.

Riden ricane, sans doute amusé par ma gêne évidente. Il m’enferme dans la cellule, empoche la clé, puis il tire une chaise et s’assied juste de l’autre côté des barreaux.

– Et maintenant ? dis-je.

– Maintenant, on parle.

Je pousse un soupir faussement dramatique :

– Vous m’avez déjà faite prisonnière. Allez demander votre rançon et laissez-moi bouder dans mon coin.

– Sauf que nous ne cherchons pas que l’argent de votre père.

J’étreins le décolleté de ma chemise en coton comme si j’avais peur que les pirates veuillent me déshabiller. Ça fait partie de mon rôle. Il faudra beaucoup d’hommes pour me contenir. Je n’ai jamais eu de mal à en affronter trois à la fois. D’ailleurs, cette cellule ne pourrait en contenir plus.

– On ne vous touchera pas, maintenant que vous êtes là. J’y veillerai personnellement.

– Et qui veillera à ce que vous ne me touchiez pas ?

– Je peux vous assurer que je n’ai jamais dû faire usage de la force avec une femme. Elles viennent toutes de leur plein gré.

– J’ai du mal à vous croire.

– Tout simplement parce que je n’ai pas encore exercé mon charme sur vous.

J’éclate d’un rire méprisant :

– En tant que femme pirate élevée par d’autres pirates, j’ai dû repousser les hommes les plus méprisables, les plus insistants. Je ne m’inquiète pas trop.

– Et que feriez-vous, Alosa, si vous deviez repousser un homme qui ne serait ni méprisable ni insistant ?

– Je vous le dirai quand j’en verrai un.

À son tour, il pouffe de rire.

– Très bien. Mais passons maintenant aux affaires. Vous êtes ici parce que j’ai besoin d’information.

– Entendu. Et je demande une cellule plus propre.

Il s’adosse à son siège, se met à l’aise. Peut-être se rend-il compte que tout ça va prendre du temps.

– Dans quel port Kalligan a-t-il son bateau ?

– Quelle question ! Croyez-vous que je vais révéler l’emplacement de la cachette de mon père ? Vous feriez mieux de vous pencher sur des sujets plus importants. Et, puisqu’il est votre roi, je vous conseille de mentionner son titre en parlant de lui.

– Étant donné que je détiens sa fille, j’estime pouvoir l’appeler comme je veux.

– Il vous tuera, vous et tout l’équipage de ce vaisseau. Et il prendra son temps.

J’estime que c’est le moment de lancer une menace ou deux, comme le ferait n’importe quel vrai prisonnier.

Riden ne semble pas inquiet le moins du monde. Il affiche sa confiance sans vergogne.

– Il nous sera difficile de vous rendre à votre père si nous ignorons où il se trouve.

– Vous n’avez pas besoin de le savoir. Il me trouvera.

– Nous avons plusieurs jours d’avance sur ses hommes. Ça nous donne suffisamment de temps pour nous échapper là où il ne nous trouvera jamais.

– Vous êtes bien naïf. Mon père a des hommes à son service dans tout Maneria. Il suffira d’un seul pour vous repérer.

– Nous sommes au courant des recherches de votre père. Encore que je ne voie pas en quoi ça lui octroie ce titre de Roi.

À mon tour, je m’adosse à mon siège :

– Vous plaisantez, j’imagine. Mon père contrôle l’océan. Personne n’y navigue sans payer une taxe. Tous les pirates doivent lui verser un pourcentage de leurs pillages. Ceux qui ne le font pas sont pulvérisés. Alors dites-moi, Riden l’intrépide, second du Night Farer, s’il tue des hommes pour n’avoir pas versé leur dû, que croyez-vous qu’il fera de ceux qui ont enlevé sa fille ? Vous et votre équipage ne formez qu’une bande de petits garçons qui jouent à un jeu dangereux. D’ici à quinze jours, tous les marins seront lancés à ma recherche.

Bien entendu, je compte quitter ce vaisseau avant deux semaines.

– Des petits garçons ? s’exclame-t-il. Vous devez être plus jeune que presque tous les hommes sur ce navire.

Après ce que je viens de dire, c’est ça qui le préoccupe ?

– À peine. Et vous-même, où en êtes-vous ? Quinze, seize ?

Je le provoque. Il doit les avoir largement dépassés, mais je suis curieuse de savoir son âge.

– Dix-huit, corrige-t-il.

– Peu importe, mon âge n’a rien à voir. Je possède diverses qualités qui font de moi une meilleure pirate qu’aucun homme ne pourrait espérer devenir.

– Et peut-on savoir de quelles qualités il s’agit ?

– Je suis sûre que vous le savez déjà, cet équipage n’a rien d’ordinaire. Nous sommes sans doute plus jeunes que la plupart des marins, cependant, nous avons déjà vu les côtés les plus sombres de la vie. Mes hommes sont impitoyables, ils ont tous déjà tué.

Sur le coup, son expression s’effondre, comme s’il était submergé de tristesse, qu’il revivait des moments anciens.

– Regagnez le pont avant de vous mettre à pleurer. Je ne supporte pas les larmes.

Il cherche de nouveau mon regard, l’air de vouloir me sonder.

– Vous êtes vraiment une créature sans cœur, Alosa, vous tuez sans la moindre hésitation. Vous pouvez battre deux hommes à la fois dans un même combat. Vous regardez vos propres hommes mourir sans cligner des yeux. Je ne peux qu’imaginer le genre d’éducation que vous avez dû recevoir du plus célèbre pirate de tout Maneria.

– N’oublions pas le fait que je tire mieux que vous.

Son rire s’ouvre sur une belle rangée de dents. Impressionnante pour un pirate.

– J’ai l’impression que je vais apprécier nos conversations pendant un moment. Et j’espère sincèrement que j’aurai la chance de vous voir tirer un jour, du moment que je n’en serai pas la cible.

– Je ne vous promets rien.

De faibles tirs semblent résonner au-dessus du pont. Le navire vibre à chaque nouveau coup de canon. Ce doit être Draxen en train de couler mon vaisseau. Enfin, pas mon vaisseau, celui que mon père m’a donné pour cette mission. Mon vrai bateau, l’Ava-lee, et la plupart des membres de mon véritable équipage sont en sécurité au palais. Tout ça me manque, mais j’ai hâte de relever le défi qui m’attend.

Dans un grincement, des pieds descendent l’escalier et Draxen apparaît. Trois hommes le suivent, portant mes affaires.

– Il serait temps, dis-je alors.

Les trois brutes ont le visage rouge, le souffle court. Je souris. Ça signifie probablement qu’ils ont tout récupéré. Je ne sais pas voyager léger.

Chacun d’eux pousse un soupir en déposant les sacs par terre. Et là, je crie :

– Attention !

Le premier pirate est assez grand, au point qu’il doit presque se pencher pour traverser le pont inférieur. Maintenant qu’il a largué sa cargaison, il se met à fouiller dans sa poche. Apparaît une sorte de collier de perles, un porte-bonheur ?

Le lieutenant me dévisage comme si j’étais un savoureux morceau de gâteau. J’en ai la gorge qui se noue. Mieux vaut ne pas trop m’approcher de lui.

À l’arrière, je revois Kearan. Par toutes les étoiles ! Qu’il est donc laid ! Le nez trop large, les yeux trop écartés, la barbe trop longue et négligée. Sans parler de son ventre qui pend carrément au-dessus de sa ceinture. Croyant avoir déjà repéré le plus horrible en lui, je le vois soudain jeter deux de mes robes sur le pont.

Je serre les dents :

– Quoi, vous les avez traînées par terre ? Sur ce sol dégoûtant ? Avez-vous une idée du mal qu’on a eu à trouver une fille de ma taille à qui les voler ?

– Bouclez-la, Alosa ! ordonne Draxen. J’ai presque envie de balancer tout ça par-dessus bord, putain !

Kearan sort une fiole de son manteau plein de poches, et en avale goulûment une gorgée.

– Ça nous empêchera peut-être de couler, capitaine.

– La ferme ! dis-je alors. Il n’est pas trop tard pour que je vous tue.

Au moins prend-il l’air troublé, avant de se remettre à boire. Draxen se retourne :

– Messieurs, montez préparer le vaisseau. Je veux partir immédiatement. Kearan, à la barre avec vous. Attendez mon retour.

Dès qu’ils s’éloignent, Draxen frappe Riden dans le dos.

– Comment ça s’est passé, frangin ?

Frangin ?

Draxen a les cheveux plus noirs, mais ses épaules sont aussi larges que celles de Riden. Ils ont les mêmes yeux sombres, cependant Riden est plus beau. Non, pas beau. Ces rivaux ne sont que des rats de cale.

– Assez bien, répond Riden. Elle est totalement loyale à son père. Elle compte sur lui pour la sauver, puisqu’il possède une telle puissance sur les océans. Ce qui me laisse croire qu’il va nous chercher en pleine mer ; je conseille donc de rester près de la côte.

Cela me fait aussitôt repenser à notre conversation, et je prends conscience que je lui en ai trop dit, ce qui était une erreur.

Riden est plus fin qu’il en a l’air. Il sourit devant mon expression surprise, ou peut-être devant le regard noir que je lui jette ensuite. Puis il continue :

– Elle possède un tempérament ardent en totale adéquation avec sa chevelure rousse. Elle est intelligente. J’imagine qu’elle a reçu une bonne éducation. Pour ce qui est de ses combats, je parie qu’elle a été entraînée par le Roi pirate lui-même, ce qui signifie qu’il tient vraiment à elle et qu’il acceptera de payer la rançon.

– Excellent ! lance Draxen. Ainsi, le Roi pirate au cœur noir se déplacerait pour sa fille.

– Sans doute en personne, renchérit Riden.

Je m’efforce de conserver la même expression. Qu’ils croient donc que mon père va me chercher plutôt que de rester tranquillement dans son palais, en attendant mon rapport. Cependant, Riden a raison au sujet de ma formation. Mon père ne pouvait confier cette mission qu’à quelqu’un qu’il aurait formé lui-même. Et il n’a jamais formé qu’une seule personne.

– Autre chose ? demande Draxen.

– Elle est dangereuse. Il faudrait la garder constamment enfermée. Et je ne laisserais aucun homme seul avec elle. C’est trop dangereux. Pour eux.

Il a ajouté ce commentaire sur le ton de la plaisanterie, mais il reprend vite son sérieux :

– Et elle nous cache quelque chose. Plus que les secrets dont on se doute déjà, il y a autre chose qu’elle ne veut vraiment pas que je découvre.

Je me lève, m’accroche aux barreaux, l’esprit chancelant. Il ne doit pas connaître mon secret le plus sombre. Seuls mon père et quelques privilégiés sont au courant.

– Comment pouviez-vous le savoir ?

– Je n’en avais aucune idée.

Draxen éclate de rire.

Je serre les poings. Si seulement je pouvais lui casser la figure, faire tomber toutes ses dents une à une…

Malheureusement, sa mâchoire est hors de portée. Je me contente donc d’attraper la longue manche de sa chemise, l’attirant tête la première vers les barreaux. Il plaque les mains dessus pour se protéger le visage. Ça me va, car j’ai le temps de saisir dans sa poche la clé de ma cellule. Une fois que je la tiens, je la glisse dans la mienne et recule vers la cloison en bois, au fond de la cellule.

Riden se lève en grognant.

– Toi, marmonne Draxen, il ne faut pas que tu restes seul avec elle.

– Mais si, je peux m’en occuper. Et puis elle sait que plus elle s’accrochera, plus elle devra profiter de ma compagnie.

Je me rappelle que c’est moi qui ai choisi de me retrouver sur ce navire. Je peux partir quand je veux. Mais il faut d’abord que je trouve la carte.

J’ouvre moi-même la porte de la cellule. Les deux hommes me laissent attraper les sacs sans chercher à m’aider, ce qui me vaut de faire trois voyages. Mais je ne leur ai rien demandé, je suis d’une humeur massacrante, surtout contre Riden. Père admirerait certainement ma retenue. Une fois que j’ai terminé, je m’enferme moi-même dans la cellule.

Riden tend alors la main vers moi. Je n’hésite qu’un court instant avant de lui lancer la clé. Il l’attrape au vol, l’air un rien sceptique, puis vient secouer les barreaux pour vérifier que tout est bien bouclé.

– On n’est jamais trop prudent, lance-t-il à Draxen. Tu as fouillé ses affaires ?

– Oui, répond le capitaine. Que des fringues et des bouquins. Rien de dangereux. Maintenant, ça suffit, on s’est assez énervés pour la journée. Remontons décider du meilleur endroit pour couler le navire. Et pas question de le révéler à la fille. Inutile de lui donner des idées.

Après quoi, il s’éloigne, suivi d’un Riden le sourire aux lèvres.

Une fois qu’ils ont disparu, je souris à mon tour. Riden n’est pas le seul à avoir recueilli des informations de notre petite discussion. J’ai ainsi appris qu’ils étaient frères, fils du seigneur des pirates, Lord Jeskor. Je ne sais pas encore trop ce qui a pu lui arriver pour que Draxen hérite du navire, mais je vais bien finir par l’apprendre un jour ou l’autre. Je ne dois pas lâcher Riden, il a toute la confiance de son capitaine. Sinon, comment aurait-il pu convaincre Draxen de ne pas tuer tous mes hommes ? Je me demande ce qu’il lui a murmuré sur l’autre navire et, surtout, pourquoi il s’est donné la peine de monter à bord. Riden s’inquiète pour les hommes sur ce vaisseau, pas seulement en tant que second. Je repense au moment où il m’a dit que tous les marins sur le navire étaient des tueurs et combien ça l’attristait. Il se sent responsable de quelque chose. Peut-être est-ce lié à ce qui est arrivé à l’équipage initial du Night Farer ?

De nombreux secrets sont liés à ce navire et je vais avoir tout mon temps pour les découvrir l’un après l’autre, dès ce soir. J’agite le bras droit, sens le métal glisser dans ma main.

La clé de ma cellule.

Commander La Fille du Roi Pirate